Article paru dans Parages 01
Une main tendue, en gage d’une humanité partagée
L’engagement, c’est avoir des revendications claires et se retrousser les manches pour qu’elles aboutissent. Des bras plutôt que des blablas. Sinon c’est de la tarte à la crème.
Septembre 2015, Paris, les réfugiés de la Porte de Saint-Ouen : urgence sanitaire. Une soixantaine de familles syriennes survivent dans des conditions déplorables, femmes enceintes, bébés, mineurs isolés, entre les voitures, sous des tentes, dans la boue et sans point d’eau. Malgré l’abondance des dons et la vigilance des associations et des bénévoles, il n’y a aucune prise en charge de ces exilés traumatisés pour la plupart par la guerre et les traversées.
- On sera là à 19h dimanche avec de l’argent pour les hôtels. Il faut repérer les familles qui ont le plus besoin. La femme enceinte de 8 mois est prise en charge par Médecins du monde.
- J’ai rendez-vous demain à Carrefour avec le directeur pour avoir des palettes.
- On a sous-vêtements, chaussettes, bébés/enfants/adultes, aspirines, dentifrices, lingettes, brosses à dents, serviettes hygiéniques.
- Il nous faut des traducteurs.
- La famille de Looqman est partie dans le nord, plus de nouvelles.
- Il ne faut pas donner l’argent aux familles, il faut les accompagner nous-mêmes. OK pour moi demain soir.
- On a emmené le petit Mohammed aux urgences pédiatriques de Debré, ils sont extras là-bas, il n’a pas de méningite, mais un choc post-traumatique.
- Pour la nourriture c’est bon, les assos musulmanes assurent, heureusement qu’elles sont là.
- La préfecture ne peut pas enregistrer le jeune Abbas, il est enregistré en Allemagne.
- Pour les chambres il faut trouver un système de rotation et trouver de l’argent. Lançons un appel aux dons.
- Qui peut rappeler la mairie pour qu’ils se bougent ! Et la préfecture ? Ils attendent quoi ?
- Il y a France terre d’asile aussi et le réseau Welcome qui a des places chez l’habitant à Paris à condition d’avoir des accompagnants.
- Pour le recensement demain matin, toutes les familles doivent être présentes sur le campement, combien de recensements encore ?
- A cause de la gale ils n’acceptent plus les vêtements seconde main.
Conversations prises au vol autour du campement de la porte de Saint-Ouen qui a mobilisé de nombreuses associations, médecins et infirmiers bénévoles, citoyens et citoyennes, jusqu’au démantèlement de celui-ci. De cette expérience intense, violente et salutaire, un groupe de filles d’horizons variés s’est rassemblé autour de La Veilleuse* pour continuer, quand on peut et comme on peut, à aider ceux qui sont dehors.
Ensemble ou séparément, en lien avec les collectifs, les structures, les bénévoles, nous avons aidé à l’organisation du transport de familles réfugiées pour des accueils en province, récolté des dons de cadeaux pour un Noël au Formule 1 avec les enfants logés par le 115, soutenu dans ses démarches administratives une famille de réfugiés tamouls menacée d’expulsion, alerté les services de la mairie pour une autre famille roumaine isolée, baladée de foyers en foyers, hébergé un afghan mineur, apporté couvertures de survie, duvets, vêtements chauds sur des campements de fortune…
Ces actions ont le mérite d’exister, même si elles sont minimes. Contrairement à d’autres qui y consacrent leur vie ou qui sont sur le terrain au quotidien, nous ne faisons qu’ajouter de l’huile de coude. Plus il y aura de petites échelles, plus il y aura de passages pour se hisser au-dessus du désastre. Aujourd’hui plus que jamais, le désastre est sous nos fenêtres.
Fin août 2015, j’ai eu un sursaut. Un ras-le-bol d’entendre à la radio les énièmes naufrages en Méditerranée, l’attentat déjoué du Thalys, les routes bondées de migrants, les itinéraires, les frontières, les propos d’Orban, les évacuations de campements, la photo d’Aylan, les centres de rétention, les faux débats, les détresses, les questions d’accueil. La radio annonçait en permanence le naufrage d’une humanité navrante, et cette phrase impersonnelle dans ma tête se noyait aussi : il faut faire quelque chose.
L’écriture est mon seul engagement, je m’y suis mise sans m’en apercevoir, comme un dessin à quatre ans, il était souterrain avant qu’il ne devienne un moyen de rester en vie. Dedans et dehors. Se créer à l’intérieur et mieux goûter au monde. S’y couler et s’y battre. Tenir debout. Chasser la grimace. A l’aveugle, pas toujours bien orientée, ou active et investie, ou trop occupée et indisponible, j’ai eu envie de participer et de rejoindre les personnes qui agissent, qui inventent des solutions concrètes, partagées entre révolte et enthousiasme. Pendant que l’Europe d’en haut se désagrège, une longue chaîne solidaire de Lampedusa à Munich, de Lesbos à Calais, de Lisbonne à Vannes, de villages en bords de mer, d’innombrables initiatives citoyennes spontanées ou militantes, réseaux de soutien, foyers laïques ou religieux, habitants, voisins, apportent leur temps, leur savoir, leur aide. Dans l’urgence et la nécessité, une humanité s’improvise, autour de rencontres, de thés chauds, de courses, d’attentes, de démarches, une solidarité qui coule de source, qui va de soi et ça rassure.
Pied de nez à l’impuissance, à la résignation, à l’ambiance oppressante, au racisme décomplexé, à la fausse sécurité, aux cols blancs accrochés à des stratégies électorales et à la finance comme au sein de leur mère. On est tous responsables de la dignité humaine pour peu qu’on l’estime non négociable.
Carine Lacroix
10 mars 2016