Seize ans

Seize ans – mis en images par Tristan Dubois avec Marie Bonnet

Toujours à l’aube que tu attends au coin de la route. Il fait nuit ou clair, dépend des saisons. Là c’est l’hiver. Le bus s’arrête. Tu rejoins quelques silhouettes endormies sur les sièges qui sentent la moquette usée. Le bus traverse la campagne noire, le village, le pont au-dessus de la Loire, la campagne à nouveau jusqu’à la petite gare isolée et vide. Seul le quai en direction de la ville est déjà plein d’ombres en attente. Deux ou trois réverbères, brouillons de voix, buées, odeurs piquantes des champs voisins, tu n’as envie de parler à personne. Et le train fait son entrée, lourde, pour le remplissage. Wagons pleins, lumière blanche, moleskine marron, tabac froid, annonce d’une journée interminable. Le train trace d’une traite et vingt minutes après tout le monde descend au cœur de la ville.

C’est à ce moment-là que ça arrive. Tu t’en souviendras toute ta vie, tu le sais déjà. Sur ce trajet de tous les jours qui te mène en marchant de la gare au lycée.

De l’extérieur on ne voit rien. Rien de spécial. Tu portes ta tenue de l’année : un pantalon noir trop serré, des pulls noirs troués, superposés et des bottes. Des bottes immenses qui appartenaient à ta mère dans les années soixante dix et qui font deux fois ta taille. A l’intérieur tu as tassé deux paires de semelles et enfoncé un paquet de mouchoirs. Elles sont bordeaux à hauts talons.

Et ça claque ce matin-là, sur le trottoir et dans ta tête. Ça monte. Au gré de la marche. Ça enfle. Une pensée. Electrique. Une pensée qui envoie du corps, qui tempête. Abandonnés les mots, pas nécessaires les mots. Tu avances, clac, et à chaque pas, clac, la pensée et pour la première fois à ce point, une pensée vivante.

Tu seras ta vie. Tu sens, tu sais, il ne tient qu’à toi, personne d’autre, tu as les manettes, les boutons, les pédales, le moteur, c’est dans ton sang, ça t’appartient, c’est toi qui fais, c’est toi qui dis. Personne d’autre.

Tu t’assoies un moment à l’écart pour plonger à l’intérieur de cette pensée. Troublée et transportée. Puis tu rejoins ton amoureux dans la cour du lycée. Il est plus âgé que toi et rêve de devenir écrivain. Il est talentueux, tout le monde le dit autour. Toi, influencée, tu composes des poèmes. Avec ton dictionnaire pour y repérer des mots rares, compliqués et sonores – saxicole, érythème, tourmaline –  tu en inventes aussi –  imputrescence, pohaine. Tu écris avec tes ténèbres – les pères Noël violent des petites filles, les règles coulent sur les cuisses – et ce besoin de souligner ta différence.

Le soir en rentrant tu t’empresses de recopier sur ton grand cahier à petits carreaux ce que tu as écrit pendant les cours pour garder l’élan du matin. « Matinée » ça s’appellera.

Puis le temps passera, tu quitteras l’écrivain, la ville, tes seize ans. Pas le reste.

Aujourd’hui ton ancien amoureux est devenu un ami. Il t’arrive de retourner dans la ville de mémoire. Tu écris au quotidien, ne cherche plus les mots rares et compliqués. Les bottes sont devenues à la mode, mais tu en portes toujours.

Tu te rappelles souvent les talons qui claquent. Le son. La sensation. Cette détermination brute et physique. Qui ignorait tant des vertiges, des accidents, des vomissements et des plaquages au sol qu’être sa vie impliquent.

Tu ne mesurais pas non plus la force de cette pensée. Tu l’éprouves d’années en années, quand, clac, tombée, tu te relèves.

Tu te demandes parfois combien de temps ça dure. Le déséquilibre, la chute, le mouvement pour se redresser. Est-ce qu’il n’y a pas un moment où on reste enfin debout, fière et enracinée ? Est-ce que ce serait la sagesse ? Ou le moment au contraire où la vie s’arrête ?

Tu ne te souviens plus précisément si tu souriais ce matin-là. De ces sourires qui accompagnent les révélations secrètes.

Maintenant, oui, quand même, tu souris.

Février 2012 – publié dans la revue Villa Europa

                                          

Matinée – extrait janvier 1992

Vent froid – Un trottoir où
claquent mes talons comme un applaudissement
lassé.
Le vent délave la nuit,
bientôt il fera jour.
Des soleils électriques éclairent encore les rues bruyantes,
Ils sont livides et pâles.
Maintenant assise sur des pavés cabossés,
je perce mon cerveau d’un regard
dans le dessein d’y provoquer un accident.
(…)
Mais je veux un accident
et ce ne sont pas mes guerriers qui peuvent le créer
J’attends.
Je vois « vouloir », le volitif verbe, en irruption subite.
Je sens alors dans mon corps un bouillonnement,
il m’a séduit et je m’affole
Pourquoi ?
Par lui mon attente s’étanche,
mes pensées ne sont plus que des risées,
je ne sais plus rien, je sais trop
« vouloir » active mon tréfonds,
chasse l’abîmé, l’usagé, l’installé
« vouloir » n’aime pas les fausses fidélités
et tranche et coupe
Il me semble que je jouis de la profondeur :
la passion d’être me foudroie
et je baigne dans les interférences : je vais changer ma vie.